À l’occasion des 50 ans du début de la Guerre civile libanaise (1975- 1990), « Entre Amnistie et Amnésie, où est passé le souvenir de la Guerre civile ? » est une série d’articles publiée par l’Agenda Culturel. Cette tribune offre un espace d’expression pour partager des souvenirs, des ressentis, ainsi que des blessures et cicatrices (parfois encore douloureuses) laissées par la Guerre civile.Les questions s’adressent à toute personne souhaitant partager son témoignage et ses réflexions dans un esprit de dialogue et de sensibilisation, afin de contribuer à prévenir tout retour à la violence.
Témoignage de Noha Baz, pédiatre, gastronome et autrice.
En repensant à la Guerre civile, quels souvenirs ou récits marquants vous viennent à l'esprit ? Qu'ils aient été vécus directement ou transmis par la famille et les amis, comment ont-ils façonné votre identité ?
Je n’ai jamais rien compris à cette guerre, qui reste pour moi totalement « incivile » et que j’ai vécu en pointillé. Personne au Liban n’a jamais réussi à se mettre d’accord sur une seule version officielle de l’histoire. Chacune des factions engagées dans les batailles successives relate les faits à sa façon. Cette guerre restera pour ma part synonyme à jamais de départs précipités, de paniques incontrôlées, de déchirements familiaux et d’exils. Une valse ininterrompue d’allers-retours entre la Suisse, la France et un Liban morcelé. Plus tard elle sera également indissociable de longues nuits de garde d’internat ponctuées d’épisodes sanglants et de drames incessants.
Élevée jusque-là dans la tolérance et le respect de l’autre, qui qu’il soit et d’où qu’il vienne, je devais avec le début de cette guerre civile faire connaissance avec la notion de confessionnalisme et de ségrégations ethniques.
Un souvenir particulièrement fort remonte à janvier 1976, tout au début de la guerre. L’année scolaire avait plutôt bien commencé puis, brutalement, interruption des cours, retour en pagaille à la maison et descente aux abris. C’était la terrible bataille de la Quarantaine qui opposait phalangistes et Palestiniens dans le quartier nord-est de la ville. Les bombardements avaient été encore plus violents que d’habitude et les nuits quasi blanches.
Nous étions terrés dans le garage de l’immeuble ; chacune des onze familles vivant là essayait de s’aménager un coin à elle entre les voitures. Nos parents frisaient le coma éthylique pendant qu’avec nos guitares, Sami, un voisin poète, et moi faisions chanter les plus petits. Il n’y avait plus de pain en ville, les fours avaient cessé de fonctionner par manque de farine et de carburant. Mais au menu, il y avait des frites et des gâteaux au chocolat confectionnés par ma mère et mon frère, avalés avidement sur fond de bulletins sécuritaires à la radio. Mon frère, qui rêvait d’école hôtelière, avait une passion pour les frites et, à douze ans, il en perfectionnait la recette tous les jours. Aidé d’Oum Ali, la cuisinière égyptienne qu’il rendait folle, il cuisait les tubercules à deux reprises puis arrosait le tout de rasades de ketchup, faisant la joie des grands et des petits.
Au bout de la troisième nuit, nous étions hébétés de fatigue et dormions à même le sol. Une fois les bouteilles de whisky éclusées, les paquets de cigarettes venant à manquer, les adultes commencèrent à tourner en rond. Même Aznavour qu’ils se passaient en boucle n’arrivaient plus à les dérider. Lorsque la pluie se mit de la partie et que l’humidité envahit le sous-sol de l’immeuble, ce fut mon père qui décida le premier de s’en remettre au destin et de remonter dans l’appartement. Tout le monde le suivit. Nous devions rester une semaine durant sans téléphone ni électricité, avec de l’eau au compte-goutte.
À la faveur d’une accalmie, nous avions traversé en famille la ligne de démarcation qui se trouvait à proximité et qui séparait désormais Beyrouth en deux parties. Direction l’aéroport. En file indienne derrière Toufic, notre chauffeur intrépide et bienveillant, nous regardions incrédule le spectacle de désolation qui s’offrait à nous. Notre quartier ressemblait à un mauvais décor de cinéma tant il nous paraissait étranger. Immeubles criblés de balles, rues jonchées de débris de verre brisés, le tout recouvert d’une odeur de poudre et de poussière. Des sacs de sable étaient empilés devant les devantures de magasins familiers, aux enseignes explosées, rendus totalement méconnaissables par les éclats d’obus.
Me revient également en mémoire ce service militaire obligatoire imposé par la milice aux internes de sixième et septième année. Presque médecins, nous étions envoyés contre notre gré sur les champs de bataille histoire de rassurer les combattants. Sur place, les moyens étaient totalement obsolètes et nous étions encore novices. J’ai passé deux fois trois semaines aux confins d’un Liban écartelé. J’avais beau argumenter que j’étais antimilitariste et que j’avais choisi un métier humaniste, il n’y eut rien à faire : il avait fallu apprendre à tirer et sentir mon épaule se démonter presque chaque fois par le recul de la mitraillette.
Et surtout le visage de tous ces jeunes que l’on envoyait à la guerre et pour lesquels il fallait dresser un semblant de dossier médical. Il y avait les passionnés et puis les autres, ceux qui s’enrôlaient par nécessité, pour qui la guerre était alimentaire. La milice reversait un salaire à leurs familles. Ils y allaient à reculons et se découvraient mille maux pour être gardés à la caserne et non sur les fronts. Toutes les guerres sont absurdes, mais je crois que la guerre civile bat tous les records.
La Guerre civile a-t-elle laissé des traces dans votre vie aujourd’hui ? Si oui, lesquelles ?
Je garde l’impression d’avoir vécu une expérience, qui malgré sa dureté m’a appris ensuite à relativiser les petites tracasseries de tous les jours et à regarder la vie avec philosophie et indulgence. J’en conserve aussi le souvenir de beaucoup de livres lus qui calmaient mes colères et mon impuissance devant la violence comme autant de béquilles salvatrices.
Mais s’il est UN SOUVENIR inoubliable, de ceux qui font que vous ne regardez plus la vie ni de la même façon, ni du même côté, c’est le 14 Septembre 1982.
Arrivée à 8 heures du matin pour prendre mon tour de garde après une délicieuse baignade matinale dans une mer d’huile, j’avais trouvé la ville particulièrement gaie et enjouée.
Sur la place Sassine en plein cœur d’Achrafieh, quartier chrétien de Beyrouth, de grands portraits du tout nouveau président élu étaient hissés partout, encadrant le drapeau libanais. Ce jeune homme courageux et déterminé devait prononcer un discours l’après-midi même et le moral des Libanais était de nouveau au Zénith.
Comment oublier cette journée devenue tout à coup cauchemardesque, où, directement confrontée à l’horreur, j’allais assister douze heures d’affilée à l’écroulement d’un monde ? Des attentats et des voitures piégées, en deux ans d’internat, j’en avais vu beaucoup, avec leur lot de drames et leurs cortèges de terreurs. J’avais moi-même été retenue en otage à plusieurs reprises par des miliciens, sous la menace d’une mitraillette, le temps pour eux de terminer leur ouvrage de mort sur des patients que nous avions réussi à maintenir en vie en nous relayant jours et nuits, médecins et internes réunis.
Mais ce jour-là..., je n’ai plus jamais revu les choses ni la vie de la même façon.
Trois salles d’urgence bondées avec des blessés entassés dans tous les coins. Des pleurs, des cris, des voisins de quartier étendus par terre, méconnaissables et défigurés, les membres arrachés, les vêtements déchiquetés par les balles. Des personnes assises par terre pleurant un proche, un ami ou un frère. Une pagaille sans nom au milieu de laquelle je me démenais, posant une perfusion, maintenant un garrot, encourageant des infirmiers totalement désemparés et des brancardiers qui avançaient en pleurant. Harcelée de toute part par les médias et les télévisions venus témoigner de l’horreur dans une odeur âcre de sang et de chairs brûlées, je triais les blessés et courais d’une salle à l’autre.
Et puis dans cet immense chaos, arrivés en dernier, vers onze heures du soir, les restes d’un homme porté sur un brancard. Un corps méconnaissable, identifié à son pantalon bleu couvert de poussière, porteur de l’espoir de tout un peuple, pour qui j’avais une admiration immense et à qui, jusqu’à cinq heures du matin, je devais essayer de redonner un visage humain afin que sa mère et sa femme, dont je ne peux oublier ni la dignité ni les regards, puissent simplement le voir.
Malgré cette nuit blanche, j’étais obligée le lendemain de continuer à assurer la garde. Mes parents affolés essayaient de me joindre depuis Paris. Ils me racontèrent plus tard que leurs amis passaient leur temps à s’enquérir auprès d’eux de la situation libanaise, et que mon interview sur Antenne 2, où je mélangeais en bégayant l’arabe, l’anglais et le français, avait impressionné tout le monde. Sans doute à cause de ma mine aussi blanche que ma blouse.
Dans vos moments de réflexion, comment exprimez-vous ou gérez-vous vos pensées et vos sentiments liés à la guerre ? Est-ce à travers des conversations, des œuvres artistiques, le silence ou d'autres moyens ?
La guerre… Comment la raconter ? Par où commencer ? Cette école de vie a tellement fait partie de mon quotidien qu’elle ressemble à une vieille amitié…Alors je l’ai écrite avec à chaque fois une introspection et un retour pas toujours évident vers les moments très sombres que l’on a vécus avec mes compagnons d’internat, ma famille…
J’ai raconté tout cela dans « il n’y a pas de honte à préférer le bonheur ”…
Les guerres de 2006 et 2024 ont-elles fait resurgir des moments, des réflexes ou des émotions de la Guerre civile ?
Pour ma part c’est surtout l’explosion du 4 août 2020 qui a fait ressurgir tout cela…
Le chaos partout, le chaos aux urgences…
Mais sinon sûrement que chaque guerre fait écho à la précédente…celle de 2006, où mes filles, rentrées de Paris pour les vacances avec faisaient connaissance le soir même de leur arrivée avec tout ce que je leur avais raconté sur les sons des explosions et les bombardements, la cavalcade dans les escaliers jusqu’aux abris la peur au ventre, les vitres qui volent en éclat, les odeurs de poudre et les silences terribles qui suivent les bruits assourdissants des explosions.
Le fait de se mettre à stocker frénétiquement pain eau et aliments…
Quand vous racontez vos souvenirs de la guerre aux jeunes générations, quel(s) message(s) voulez-vous leur transmettre ?
Je raconte les choses en parlant vrai mais en gardant toujours une anecdote ou un moment heureux pour leur expliquer que malgré toutes les horreurs, la vie finit toujours par reprendre toujours le dessus. Je souligne à chaque fois que pour bâtir un pays la citoyenneté est essentielle et qu’il faut penser à l’humain d’abord.
Une nation n’est pas l’affaire de quelques délégués politiques.
Personnellement je rêve d’un pays et d’une constitution laïques dans lequel chacun pratiquerait ses croyances en paix sans empiéter sur celles des autres de quelconque façon. Cette fameuse mosaïque levantine mais côté soleil en quelque sorte
Aujourd’hui, trente-cinq ans après la fin de la guerre civile et plus de cinq années de crises violentes et éprouvantes, comment envisagez-vous l’avenir du Liban ? Quel rôle pensez-vous pouvoir jouer pour construire cet avenir ?
Dans ce pays nous sommes condamnés à l’espoir. Aujourd’hui il semble se lever encore timidement mais sûrement. Alors donnons-lui une chance, réfléchissons le ensemble, travaillons à le faire vivre.
Voudriez-vous ajouter quelque chose ?
Que ces souvenirs de guerre nous servent avec les stratégies de résilience vers lesquelles nous avons été poussés à écrire une nouvelle histoire, à faire un pas vers l’autre et l’accepter dans sa différence pour établir avant tout un dialogue indispensable à l’humanité
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