ArticlesEvénements
Aujourd'huiCette semaineCe weekend

Pour ne rien manquer de l'actualité culturelle, abonnez-vous à notre newsletter

Retour

Partager sur

single_article

Entre Amnistie et Amnésie : Tania Hadjithomas Mehanna

29/01/2025


À l’occasion des 50 ans du début de la Guerre civile libanaise (1975- 1990), « Entre Amnistie et Amnésie, où est passé le souvenir de la Guerre civile ? » est une série d’articles publiée par l’Agenda Culturel. Cette tribune offre un espace d’expression pour partager des souvenirs, des ressentis, ainsi que des blessures et cicatrices (parfois encore douloureuses) laissées par la Guerre civile. Les questions s’adressent à toute personne souhaitant partager son témoignage et ses réflexions dans un esprit de dialogue et de sensibilisation, afin de contribuer à prévenir tout retour à la violence.

 


Témoignage de Tania Hadjithomas Mehanna, 58 ans, auteure, enseignante et hypnotherapeute.

 

En repensant à la Guerre civile, quels souvenirs ou récits marquants vous viennent à l'esprit ? Qu'ils aient été vécus directement ou transmis par la famille et les amis, comment ont-ils façonné votre identité ?

Quand je parcours la chronologie de la guerre, les événements relatés ne sont pour moi qu’un fil conducteur qui me ramène à mes propres images. Sans aucun ordre chronologique. Les larmes de mes parents. L’immense peine de mon grand-père quand il se prenait la tête entre les mains. La photo des réfugiés de Damour qui se tiennent par la taille sur la colline d’où ils voient leur village brûler. Cet homme enlevé en 1976 et qui est devenu fou. Les mamans des disparus sous leurs tentes dans le jardin de l’Escwa. Et surtout Odette dont les deux enfants avaient été enlevés. La religieuse morte dans l’ambulance à Zahlé. Le voisin qui allait sous les bombes nous chercher du pain. Mes amis de 15 ans qui devaient aller « s’entraîner » après l’école. L’immeuble en face du mien à Sanayeh dont il n’est plus resté qu’un petit amas indécent alors qu’il y avait eu des centaines de morts. Le dernier regard de mes grands-parents à travers la vitre du taxi quand je les ai quittés en 1990 et qu’ils savaient qu’on ne se reverrait plus. Je veux tellement en parler. En même temps avancer. Paradoxe de nos vies. 

 

La Guerre civile a-t-elle laissé des traces dans votre vie aujourd’hui ? Si oui, lesquelles ?

La guerre fait partie de ma vie depuis que j’ai huit ans. Cinquante ans de cohabitation ce n’est pas rien. Et cette guerre revêt plusieurs aspects. Elle peut être très sonore mais aussi insidieuse comme une menace qui pèse sur nos têtes. Tous les événements de ma vie ont été en quelque sorte « soumis » à cette guerre. Peut-on dire que la guerre peut faire partie d’une vie ? Peut-on affirmer que l’on s’y habitue ? Difficile de le croire et pourtant j’ai vécu toutes les étapes cruciales de ma vie au son des bombardements. Mon enfance, mon adolescence, ma scolarité, mes études universitaires, mes premiers émois amoureux, mon mariage et enfin la naissance de ma fille. Une vie banale, normale mais incluse pourtant dans une spirale de violence qui ne semblait ne jamais prendre fin. Comment survit-on à cela ? C’est bien simple, on survit. Je crois qu’une des raisons pour lesquelles nous ne sommes pas tous devenus fous c’est que la guerre ne nous a laissé aucun répit. Pas de temps d’arrêt, pas de plage temporelle pour réfléchir, analyser, intégrer. Nous avons vécu la guerre comme un quotidien, une urgence. Il fallait colmater, soigner, reconstruire, fuir, se cacher, se protéger. Et quand on nous a dit que la guerre était finie, on a fait un genre de black-out. On est descendu dans la rue. On a inspecté les dégâts physiques et, sans réfléchir, on s’est mis à rebâtir. On n’a jamais voulu entendre les traumatismes et les douleurs parce que ce n’était juste pas possible. Ça s’est fait comme ça.

 

Dans vos moments de réflexion, comment exprimez-vous ou gérez-vous vos pensées et vos sentiments liés à la guerre ? Est-ce à travers des conversations, des œuvres artistiques, le silence ou d'autres moyens ?

Bien sûr j’écris. Les mots ont toujours eu pour moi des pouvoirs cathartiques. Le simple fait de mettre mes douleurs par écrit et puis de les relire me procure beaucoup d’apaisement. Quand il y a quelques années j’ai senti que mes traumatismes débordaient un peu je me suis tournée vers la thérapie. Cela m’a fait tellement de bien que j’ai voulu àmon tour devenir thérapeute. Avec l’hypnose j’essaie d’aider autant que je peux les personnes qui comme moi vivent les tourments de ce pays si tourmenté. Et je constate que les phobies, les insomnies, les angoisses, les crises de panique sont tellement la conséquence de ce que nous vivons. On a besoin de soulagement.

 

Les guerres de 2006 et 2024 ont-elles fait resurgir des moments, des réflexes ou des émotions de la Guerre civile ?

En 1990, on a choisi de tourner une page que nous avons omis d’écrire. On a vite colmaté les brèches, réparé la pierre, bouché les trous et tenté de reconstruire les urgences. Mais personne ne s’est penché sur les âmes. Personne n’a consolé les esprits. Personne n’a tenté de comprendre. Personne n’a été écouté. Et donc personne n’a pardonné et personne n’a oublié. La vie est revenue et on a recommencé à rire, à aimer et à construire. Mais la guerre n’était jamais loin. Petit à petit, elle a repris ses quartiers et ses aises. Et nous on n’avait toujours rien compris. Rien raconté. Tiré aucune leçon. Appliqué aucun principe. Résolu aucun problème. Aujourd’hui comme en 2006, on est dans la tourmente et la peur s’est de nouveau greffée dans les pierres, les pavés et les cœurs. Toutes les guerres me font peur. Je suis incapable de regarder les images de Gaza et de l’Ukraine. C’est physique.

 

Quand vous racontez vos souvenirs de la guerre aux jeunes générations, quel(s) message(s) voulez-vous leur transmettre ?

Après toutes ces souffrances, il n’y a même pas eu un livre d’histoire unifié. Pourtant c’était tellement nécessaire. Comme c’est nécessaire aussi pour nous de ne jamais arrêter de témoigner. Mais cette démarche est très personnelle et surtout elle correspond à un cheminement intérieur, un travail sur soi qui aboutira peut-être au moment venu à ce travail de catharsis. J’avais essayé en 2004 avec ma fille qui avait 14 ans à l’époque. On dialoguait par écrit. On a même publié nos échanges. Mais au bout de quelques semaines, je lui ai écrit ceci : « J’ai essayé, c’est impossible, peut-être trop tôt pour moi. De cette guerre, je réalise que ce  que je peux te raconter, ce sont uniquement des détails de ma vie quotidienne. Pour le reste, les dates, les repères, les vérités, les contrevérités, les décomptes macabres, les règlements de compte, les massacres, les assassinats, les bourreaux et les victimes, je passe. Je voudrais ne pas avoir à me référer à une quelconque chronologie qui dans mon vécu a une vraie raison d’être mais dans ma tête aucune raison d’être rapportée. Ce que je voudrais te dire aujourd’hui, c’est que nous sommes encore là. La guerre sera pour tes enfants quelques pages dans leur livre d’histoire et tu leur diras que tes parents ont vécu cela, que cela ne les a rendus ni plus forts, ni plus mûrs comme on voudrait le faire croire mais laissés perdus, errants, désemparés, honteux et silencieux avec au fond des yeux une lumière éteinte qui ne reprend vie qu’épisodiquement, parfois taquinée par un soleil qui, lui, n’a jamais failli à ses devoirs. ».

 

Aujourd’hui, trente-cinq ans après la fin de la guerre civile et plus de cinq années de crises violentes et éprouvantes, comment envisagez-vous l’avenir du Liban ? Quel rôle pensez-vous pouvoir jouer pour construire cet avenir ?

Le Liban ne guérira pas si on n’entame pas un vrai travail à tous les niveaux. Déjà unifier notre histoire. Revenir sur la guerre civile, la regarder à travers le prisme des victimes. Leur rendre hommage. Et puis il faut écrire, transmettre. Faire circuler les messages, les témoignages, les mots pour dire l’horreur et par la même le refus de l’horreur. Il faut raconter. Raconter l’histoire mais surtout les histoires. Parce que ce sont les histoires des gens qui touchent le plus. Savoir que sous les décombres il y a des gens qui souffrent, qui vivent des tragédies. Les journalistes relatent les faits, les écrivains doivent raconter les drames personnels ceux qui font que la guerre devient une histoire personnelle, un visage, un nom. Et publier, faire circuler. La littérature rend lisible le monde. Parce que partout la mort et les guerres sont devenus tellement banalisés comme un jeu vidéo actionné par des fous.

 

Voudriez-vous ajouter quelque chose ?

Malgré tout ce vécu douloureux, à cause de tout ce vécu douloureux, grâce à tout ce vécu douloureux, nous sommes des faiseurs de miracles.


Lire les autres témoignages ici.

Si vous désirez vous exprimer et témoigner, cliquez ici

thumbnail-0
thumbnail-0

ARTICLES SIMILAIRES

Depuis 1994, l’Agenda Culturel est la source d’information culturelle au Liban.

© 2025 Agenda Culturel. Tous droits réservés.

Conçu et développé parN IDEA

robert matta logo